Le journal Médiapart a pris dans ses filets la députée de la seconde circonscription de la Drôme, Alice Thourot. Il lui est reproché de profiter de son mandat pour faire du lobbying en faveur des ses confrères avocats, dans le domaine de la fraude fiscale. Corporatisme? Conflit d'intérêt? Absence de règles ?
Les députés examinent en septembre le projet de loi "relatif à la lutte contre la fraude", projet dont le but principal est de faire sauter le fameux "verrou de Bercy", autrement dit la prérogative exorbitante qu'a l'administration fiscale de décider de transférer ou pas les dossiers de fraude fiscale au parquet financier. C'est dans ce cadre qu'Alice Thourot - et quatre autres parlementaires eux-aussi avocats - a tenté de faire adopter un amendement dont le but était de bloquer l'une des dispositions du projet de loi: en l'occurrence celle qui, dans l'article 7, prévoit une sanction administrative applicable aux cabinets qui auraient délibérément conseillé leurs clients dans la mise en oeuvre de pratiques d'évasion fiscale.
Le Barreau de Paris avait déjà fait connaître son opposition à la mise en application des dispositions de l'article 7.
Le gouvernement et la rapporteuse LREM du projet de loi ne l'ont pas suivie - sans pour autant leur reprocher d'avoir proposé un amendement non-désiré, observe Médiapart. Cependant la démarche d'Alice Thourot et de ses collègues avocats a été jugée corporatiste par certains parlementaires de l'opposition. Parmi-eux le socialiste Jean-Louis Bricot et le communiste Fabien Roussel.
Plus étonnant, le centriste Jean-Christophe Lagarde, qui, au nom du groupe UDI-Agir et Indépendants a saisi le président de l'Assemblée nationale pour dénoncer une démarche qu'il estime entachée de conflit d'intérêt. L'élu a demandé à Richard Ferrand que "le bureau et le déontologue de l'Assemblée nationale se saisissent de ces situations afin d'être en mesure, le cas échéant, de constater, de faire cesser et de prévenir toute interférence entre un intérêt public et des intérêts privés".
De son côté, Alice Thourot se défend de faire du lobbying pour sa corporation. Elle rappelle d'ailleurs que si elle est bien présidente de son cabinet d'avocats, sa spécialité est le droit de l'immobilier et non le conseil fiscal. "Aucun des autres députés-avocats ayant soutenu cet amendement n'est fiscaliste", assure Alice Thourot. La mesure ne vise d'ailleurs pas que les avocats, mais l'ensemble des professions juridiques, ainsi que les experts comptables, les gestionnaires de patrimoine...
C'est plutôt en tant que professionnelle connaissant bien un secteur d'activité qu'elle juge l'article 7 critiquable. Alice Thourot ne souhaite pas minorer les actes des fraudeurs et de ceux qui les conseillent. L'article 7, nous a t-elle expliqué, liste bon nombre de très graves infractions à la législation et il est naturel que les fautes commises soient sanctionnées. Mais la procédure ne peut-être valablement conduite, selon elle, que par le juge judiciaire, avec la garantie apportée en particulier par le secret de l'instruction.
Or, l'article 7 prévoirait une sanction automatique, appliquée arbitrairement par l'administration, sans contrôle d'un juge et avec le risque de contraindre l'avocat qui serait sanctionné à mettre en péril le secret professionnel pour se défendre.
"Le débat sur cette question n'a pas été houleux, bien au contraire", indique par ailleurs la députée à Montélimar News. Elle assure que le mécanisme a été examiné pendant deux heures dans l'hémicycle, avec sérieux et sans polémique. Le grand public n'aurait probablement jamais entendu parler de cet amendement sans l'accusation de Christophe Lagarde. Qui, s'offusque Alice Thourot, "n'a pas daigné m'adresser copie de la lettre envoyée à Richard Ferrand et à Médiapart". Politique politicienne ou incivilité?
Quoi qu'il en soit Alice Thourot ne compte pas lâcher prise et proposera à nouveau son amendement lorsque le projet de loi reviendra à l'Assemblée nationale en deuxième lecture.
L'accusation de réaction corporatiste doublée d'un conflit d'intérêt tient-elle vraiment? La réponse n'est pas simple et les interrogations en la matière sont aussi vieilles que le régime parlementaire.
Lorsqu'un député-juriste prend position sur un problème de droit, un député-syndicaliste sur le code du travail, un député-chirurgien sur les hôpitaux, un député-architecte sur l'urbanisme, quoiqu'ils disent, ils pourront toujours être soupçonnés de conflit d'intérêts. Et ne soyons pas naïf, ce sera parfois vrai. Pour autant les solutions au problème ne sont pas évidentes.
On pourrait tenter d'interdire aux députés toutes activités professionnelles, mais il en résulterait nécessairement un dommage sur le plan professionnel. Imaginons Alice Thourot faire deux mandats de député, donc dix ans sans exercer son métier d'avocate. Ce serait pour elle la certitude de revenir à la vie civile dans de bien mauvaises conditions - qu'il faudrait compenser par une indemnité beaucoup plus élevée ou le versement d'une "retraite" post-mandat.
Il serait également possible de limiter de diverses façons le champ d'action des députés en leur interdisant par exemple de se prononcer sur des textes qui touchent de près ou de loin à leurs secteurs d'activité. Ou simplement en leur interdisant de participer au vote. Le "il" ne pouvant être que les règlements de l'Assemblée et du Sénat.
Mais l'examen du cas d'espèce montre que la mise en pratique de ces limitations n'est pas simple lorsqu'il s'agit de l'appliquer à des juristes. Le projet de loi porte sur la lutte contre la fraude fiscale. Rien qui soit de manière générale en conflit avec le métier d'avocat. Ce sont seulement certaines dispositions du texte qui soulèvent un problème. Comment gérer ces exceptions sans transformer la discussion et le vote en cauchemar bureaucratique et procédurier?
Par ailleurs, si on peut demander à un architecte-député de ne pas intervenir sur l'urbanisme, il est autrement difficile de dire à un juriste-député de ne pas intervenir sur le droit, puisque la loi n'est rien d'autre que le droit naissant. Autant interdire directement à tout juriste d'être député!
S'il peut-être fait un reproche à Alice Thourot et à ses collègues avocats, ce n'est certainement pas de violer un règlement quelconque. Peut-être aurait-elle dû s'imposer silence sur cette question, ce qui lui aurait évité de se retrouver dans la ligne de mire de Médiapart et des oppositions. Et l'aurait maintenue à l'écart de tout soupçon de conflit d'intérêt.
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Les commentaires
J'avoue ne pas savoir si actuellement un député peut ou non continuer à exercer pendant son mandat la profession dont il est issu. Mais je ne vois pas comment un élu de ce niveau peut ne pas se consacrer exclusivement à ce mandat que personne, faut-il le rappeler, ne l'a obligé à convoiter auprès de ses électeurs. Ou alors, ce serait accepter qu'un député puisse ne l'être qu'à mi-temps!! Et ce n'est pas parce que l'on a cessé un temps ( que la loi devrait d'ailleurs limité) d'exercer la profession pour laquelle on a été formé que l'on n'est plus capable de l'exercer quelques années plus tard. Dernière remarque: il y a quand-même une différence entre voter ou pas un projet de loi présenté à l'Assemblée Nationale ( ce qui est le travail d'un député) et être à l'origine d'un amendement sur ce projet de loi( comme l'a fait Mme Thourot) pour en modifier ou en atténuer l'efficacité ou la pertinence.
Oui, il vaut mieux une sanction administrative, moins infamante qu'une sanction pénale. On en fait tous les jours en France sur d'autres professions sans que ça emeuve qui que ce soit. A noter qu'une sanction administrative peut toujours être contestée devant le juge. Donc où est le problème de cette sanction?

La sanction administrative est peut-être moins sévère que des poursuites au pénal non? Elle dissuaderait peut-être, en outre, les cabinets qui s'adonneraient à des conseils d'évasion fiscale de recommencer. Puis c'est peut-être une mesure plus rapide que la saisie d'un juge qui est plus lourde et qui nécessite de plus de temps.
Si la faute est avérée le cabinet a tout intérêt à préférer la sanction administrative que la condamnation pénale.
Enfin c'est comme ça que je l'interprète pour l'instant étant donné que je ne suis pas expert en droit, loin de là.
Ce qui est pointé par la député est le principe d'une sanction administrative automatique sans qu'aucun juge ne soit saisie de l'affaire pour statuer sur le rôle de chaque protagoniste dans le cas d'une affaire d'évasion fiscale.
elle n'a pas tort pour le coup, on pourra juste reprocher qu'il s'agit de 4 avocats LREM qui ont fait barrage à cette disposition...A se demander ce que branle les autres députés.

Tiens, tiens, tiens...
cf mon commentaire sur l'article "Le rapport d'Alice Thourot sur les polices nationales et privées"

Je ne comprends pas tout, le droit étant pour moi un peu abscons, mais je ne vois pas ce qu'il y a de mal à ce que Bercy saisisse le parquet financier s'il constate une fraude fiscale. J'ai pas trop compris la justification de la députée sur le pourquoi de l'amendement de son groupe... Je n'ai sans doute pas saisi toutes les subtilités du fonctionnement de la justice dans ce domaine.