Les spécialistes appellent cela une QPC. Une «question prioritaire de constitutionnalité». La contestation de Philippe Chambolle est en effet à deux niveaux : devant le Tribunal administratif, il dénonce les irrégularités qui ont, selon lui, marqué le scrutin marsannais. C’est le recours, comme il en existe un peu moins de 3.000 en France. Mais par ailleurs, devant les neuf Sages du Conseil constitutionnel, il les questionne sur la conformité de la loi de mars, cette loi qui a déclaré réguliers les premiers tours, alors que la pandémie était déjà meurtrière. Jamais une commune de la Drôme n’était allée aussi haut pour connaître le droit.
Ne lui dites pas, il ne le sait pas ! Mais dans ce marathon judiciaire qu’il a entrepris contre le premier tour de mars, il n’a pas encore franchi dix bornes ! Philippe Chambolle s’est lancé dès le lendemain de l’élection du 15 mars dans une contestation multiforme de ce scrutin. Il est soutenu dans ce combat par les membres de sa liste et encouragé par une association nationale qui s’est créée en mars autour de cette contestation : 50 millions d’électeurs. Interview.
Pas d'animosité personnelle contre le nouveau maire
«Il n’y a, explique Philippe Chambolle, aucune animosité personnelle contre le nouveau maire de Marsanne dans ma démarche». «Je souhaite seulement, ajoute-t-il, que le doute ne subsiste plus sur la sincérité et la régularité de ce scrutin, qui s’est déroulé dans des circonstances exceptionnelles, tout le monde en conviendra. Or en France, dans notre état de droit, ce n’est ni à moi, ni à mon rival de trancher cette question difficile. C’est à la justice de le faire.»
Quand on lui objecte que sa liste a quand même été devancée de 79 voix, celui qui conduisait la liste «Marsanne c’est vous» nous renvoie dans les cordes.
- Il y a eu ici, à Marsanne, déclare Philippe Chambolle, des irrégularités commises par mon adversaire. Je souhaite que les tribunaux disent d’abord si elles sont constitutives d’une faute, ensuite si elles doivent être sanctionnées par une annulation du scrutin.
- Quand même, 56% pour eux, 44% pour vous…
- Seul le juge pourra nous dire si l’intervention trompeuse de mon rival dans les dernières heures de la campagne a été de nature à inverser le résultat.
- En quoi consiste, selon vous, cette "intervention trompeuse" de Damien Lagier ?
- Ce que je déplore, c’est qu’au tout dernier moment, le vendredi soir ! les électeurs de Marsanne ont reçu dans leur boite aux lettres un tract signé Damien Lagier. Or dans ce tract de la dernière heure, il se présente faussement comme le seul interlocuteur des autorités pour la préparation du scrutin du dimanche, ce scrutin à hauts risques où il fallait en effet tout faire pour sécuriser le passage des électeurs devant les urnes.
- C’est inexact ?
- Il y a bien eu le vendredi matin une réunion à la mairie sur ce point crucial. Damien Lagier y était en effet. Mais la seule petite différence, si je peux dire, c’est que moi aussi j’y étais. J’y ai participé à la concertation autour de l'ancien maire aussi activement que lui. J’ai d’ailleurs dans l’après-midi informé ceux qui me suivent sur Facebook de cette réunion. Mais sans tirer la couverture à moi. J’y ai clairement et honnêtement indiqué que nous y étions tous les deux, au même titre.
Damien Lagier a marqué alors qu'il était hors-jeu. Pile quand l'arbitre (les électeurs) ne pouvait plus voir
Quand Damien Lagier dans son tract du vendredi soir, se présente comme étant le seul interlocuteur des autorités dans ce moment si sensible pour les Français, moi, Philippe Chambolle, je n’ai plus le droit de répondre, de mettre les choses au point. La loi l’interdit. On ne parle plus au-delà du vendredi soir minuit.
Et pour qu’il n’y ait pas de tricheurs qui attendent le dernier soir pour dire des choses inexactes sur des points importants, la loi aussi l’interdit : pas de nouvelle polémique à la dernière minute. Est-ce que vous imaginez une équipe qui attend la dernière seconde, l’instant où l’arbitre prend son sifflet et regarde sa montre, pour se mettre hors jeu et marquer un but !
- Si je reprends votre exemple footballistique, peut-être que l’équipe qui triche à la dernière seconde a quand même déjà plusieurs buts d’avance ?
- Qui le sait ? Qui sait comment les gens réagissent en pleine crise ? En situation de «guerre» pour reprendre le mot d’Emmanuel Macron ? A Marsanne, près de deux cents électeurs, jeunes et vieux, qui votent habituellement, n’y sont pas allés. Qui sait comment ils auraient voté s’ils n’avaient pas eu peur d’y venir?
Fallait-il vraiment dire aux Français d'aller voter le 15 mars ?
- On est loin du Conseil constitutionnel…
- Oui et non. Je ne vais évidemment pas demander aux juges suprêmes s’il y avait assez de solution hydro alcoolique dans le bureau de vote de la mairie !
Ce qui est au centre de l’ensemble de ces procédures, c’est cette question que nous sommes nombreux à nous poser : fallait-il vraiment faire ces élections le 15 mars, en pleine pandémie ? Le recours devant le Tribunal administratif demande l’arbitrage des juges de Grenoble pour dire si oui ou non, Damien Lagier a triché quand il a diffusé son tract hors délai.
Mais si ce tract litigieux avait porté sur les vestiaires du terrain de sport, on n’en serait sans doute pas là. Mais dans ce tract hors délais, il y était question de la santé, de la vie ou de la mort des Français, bref de la pandémie.
- Votre QPC porte aussi sur la pandémie ?
- Oui. Et de son impact sur la sincérité du scrutin. Ma question de constitutionnalité aux neuf Sages porte sur le même sujet, mais elle demande leur verdict sur tout à fait autre chose que les opérations électorales de Marsanne.
Elle les interroge sur la régularité de la loi du 23 mars. De façon étonnante, après son vote et avant sa promulgation, aucun parlementaire n’avait saisi le Conseil constitutionnel sur les dispositions de cette loi. Il est vrai que c’était une loi « d’urgence » et… qu’il y avait urgence.
Mais cette loi dit quelque chose d’extraordinaire. Elle dit que les premiers tours qui ont été réguliers sont «acquis». Or, vieux principe de la séparation des pouvoirs, ce n’est évidemment pas au Parlement de se substituer aux tribunaux pour dire que quelque chose s’est bien ou mal passé.
Devant le scrutin, les électeurs n'étaient pas égaux
- En quoi cette loi ne serait pas constitutionnelle ?
- Je me pose sérieusement la question : est-ce que ces premiers tours en France respectaient vraiment ces principes constitutionnels de base qu’on apprend à l’école : le vote est universel, égal et secret. L’a-t-il été ?
Quand on demande aux personnes fragiles, obèses, diabétiques ou âgées, de ne pas se déplacer, le vote est-il encore «universel» ? Quand certains devaient être super-protégés pour y aller ou donner une procuration alors que d’autres y allaient le cœur léger, le vote est-il «égal» ? Et quand on voit, en France, le nombre d’isoloirs sans rideaux à cette occasion, le vote est-il encore «secret» !
Je me demande, et c’est ma question, ma « QPC », si c’était vraiment au Parlement de dire dans une loi que tout avait été normal. Ce n’est, à mon avis, pas son rôle. D’ailleurs la Constitution, de façon claire, ne lui donne pas ce pouvoir. Maintenant, il faut que ma QPC arrive jusqu'au Conseil constitutionnel. Examen par le Tribunal administratif puis par le Conseil d'état, les étapes à franchir restent importantes. Si elle y arrive, alors, les neuf Sages trancheront. Je crois que déjà deux autres QPC sur le même sujet leur ont été transmises.
Pourquoi seulement les grandes villes ou les Parisiens auraient-ils le droit de poser les vraie questions ?
- Au Conseil constitutionnel siègent deux anciens Premiers ministres, Laurent Fabius, qui le préside, et Alain Juppé. Vous les imaginez vraiment remettre en cause toutes les municipales ?
- Sincèrement ? J’en doute !
Mais leur position sera très intéressante. Et définitive.
- N’est-ce pas disproportionné, irréaliste, qu’une petite commune comme Marsanne interrogent les juges suprêmes ?
- Il n’y aurait que les gens des grandes villes ou que les Parisiens qui auraient le droit de les interroger ?
Propos recueillis par Jean-François Doumic
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Photo : Philippe Chambolle à Marsanne, quelques jours après sa saisine du Conseil constitutionnel (photo Montélimar-News, DR)